Mes doigts pianotent inlassablement sur le comptoir du bar. Ma jambe bat le rythme imaginaire qui se joue à l'intérieur de mon esprit. L'angoisse entortille mes entrailles. L'euphorie gonfle mon cœur mais le trac perce ce ballon de bonheur. Je suis terrifiée à l'idée de passer sur scène. Je regarde l'heure sur mon cellulaire. Dans moins d'une heure, les clients de ce bar entendront ma voix. Dans moins d'une heure, je deviendrais le centre de l'attention, pour au moins trois longues minutes. J'inspire. Je gonfle mes joues d'air et j'expire lentement. Je vais défaillir.  

Nerveuse, j'essuie mes mains moites sur ma robe. Pourquoi respirer devient aussi compliqué? J'ai l'impression qu'on vient de couler du béton à l'intérieur de mes poumons. Cela ne reste qu'une sensation et mes organes sont parfaitement en état d'assimiler l'air. Néanmoins, ça reste désagréable. Ma bouche est toute sèche. Je m'empare de mon eau gazeuse et je bois quelques gorgées. Ce n'est pas la première fois que je me performe... par contre, c'est la première fois que je monte sur scène depuis mon arrivée à Crestwood. Manque de temps, manque de motivation... et manque de courage, surtout.

Je vérifie une nouvelle fois l'heure sur mon téléphone. Il ne s'est écoulé qu'une minute depuis ma dernière tentative. Aucuns messages. Aucunes notifications susceptible de m'intéresser. Je croise les jambes et lance des regards désespérés en direction de l'entrée. J'ai invité Elias pour qu'il me serve de soutiens moral. Je compte sur lui pour m'attraper par les épaules et m'obliger à monter sur scène par la force, si cela s'avère nécessaire.

Lorsqu'enfin, je le vois apparaître, je bondis sur mon siège et lève ma main dans les airs. "Je suis là! Là! Juste-là" semble dire mon corps tout entier. Et c'est exactement le message que je tente de faire passer. Le sourire soulagé sur mon visage ne doit échapper à personne. Maintenant qu'il est là, je sens la panique s'atténuer. Un calme relative me berce dès qu'il me rejoint.

— Merci d'être venu.

C'est sincère et si je n'étais pas aussi timide, je me serais jetée sur lui pour un câlin. Quoi que... l'angoisse, l'euphorie, le stress... toutes ces émotions à la fois contraire et complémentaire s'empare de mon cerveau. Je pose ma bouteille sur le comptoir et me jette à son cou. Parce que zut, j'en ai besoin, de ce câlin. J'ai besoin qu'on me prenne dans ses bras et qu'on me dise que ça va bien se passer.

Il me raccompagne jusqu'à mon siège et je l'en remercie. Sans ça, je me serais carapatée en douce, l'air de rien. Parce que déjà, je me sens vraiment conne de m'être jetée à son cou. Enfin pas conne mais... c'est gênant. Assez pour que mes joues prennent une teinte cramoisie. Et ensuite... l'heure fatidique approche. De nouveau assise sur mon siège, l'angoisse noue mes entrailles, peu importe mes tentatives pour la chasser. Je tapote le comptoir du bout des doigts, je bat le rythme avec mon pied, rien à faire. Je regarde tout et n'importe quoi, comme si... j'en sais rien, un pokémon allait apparaitre magiquement.

— Ah, bah, ça fait plaisir. Je sais que tu peux pas te passer de moi.

Soudainement, je cesse de m'agiter. L'espace d'un court instant, j'oublie mon trac, j'oublie mes angoisses et mes prunelles s'ancrent dans les siennes. C'est con, c'est vraiment con, et peut-être que je me trompe, mais venant de lui, ça sonne comme une marque d'affection. Alors je souris, attendrie par l'effort que ça lui demande. Ou alors, je ne suis qu'une grosse quiche qui ne comprend rien à la vie. C'est possible aussi, mais je préfère croire en ma première théorie. En partie parce qu'il a raison, j'ai de plus en plus de mal à me passer de lui, et que ça serait horrible pour moi si ce n'était qu'à sens unique. Son air prétentieux, moi, je l'aime bien. Parce que je vois bien que ça cache autre chose. Alors tant pis si il rechigne, je quitte mon siège pour lui distribuer un bisous sur la joue.

Puis je retourne sur mon siège, mon regard se détourne de lui pour s'attarder sur la scène. Mes joues s'empourprent en même temps que je me prend une nouvelle bouffée de terreur. Je vais mourir. Je vais vraiment mourir si je monte sur cette scène. Et si je me plantais? Et si personne n'aimait ma prestation? Et si je perdais ma voix? J'inspire. J'étouffe. J'expire. Mes poumons fonctionnent mais j'en ai pas l'impression. J'essuie mes mains moites sur ma robe, encore. Je vais me transformer en éponge vivante, si je persiste sur cette voie.

— C'est pas bientôt à toi ?
— Si.

Je gémis, au bord de l'agonie. Je gonfle mes joues d'air pendant que je consulte l'heure sur mon téléphone. Dans une vingtaine de minutes, je monte sur scène. Dans une vingtaine de minutes et mon binôme n'est toujours pas là. Aucun message. Aucune notification. Toujours rien. Il devait venir en même temps que moi.

— Je ne sais pas si je vais être capable de le faire... que je murmure finalement.

Les larmes me montent aussitôt aux yeux. Elles sont bloquées, mais elles sont bien là, prête à jaillir si je me laisse trop submerger. Je me mord la lèvre et ferme mes paupières quelques instants afin de me calmer.

La dernière fois que je suis montée sur scène, c'était avant. Avant Crestwood. Avant que je ne devienne une Tueuse, avant que je ne doive renoncer à absolument tout, y compris ma famille, y compris mon fiancé, y compris mes rêves. Est-ce que je ne cours pas à ma perte, à vouloir retrouver une partie de moi que j'ai laissé à New-York? Je me sens mourir sans la musique mais je ne sais pas si je serais prête à renoncer une seconde fois à elle, si mon devoir l'exigé à nouveau.

— Je peux pas... Désolée. T'es venu pour rien.

Je quitte mon siège et sors quelques billets que je pose sur le comptoir. De quoi payer ma consommation et celle d'Elias. Après tout, c'est bien la moindre des choses.

J'opte pour la voie de facilité : la fuite. En quittant ce bar, je n'ai pas à affronter mes vieux démons. En refusant de monter sur scène, je reste dans ma zone de confort, aussi foireuse soit-elle. Je ne risque rien. Demain, je me sentirais conne. Demain, je lâcherais un soupir, nostalgique de cette époque bénie où je me performais. Demain... c'est encore loin, assez pour ne pas avoir à y réfléchir tout de suite. Une fois dehors, je resserre les pans de ma veste contre moi, prête à affronter la brise nocturne. Puis une main s'empare de mon bras. Je soupirs et me tourne vers Elias. Je veux juste rentrer chez-moi, me glisser sous la couette et pleurer.

— Tu te fais un caca nerveux ou tu t'es fait une ligne avant que j'arrive ?
— J'opte pour le caca nerveux...

Puisqu'il me laisse le choix qu'entre ces deux options, je préfère la première. Même si ça va au-delà d'une simple petite crise de nerfs. Mal à l'aise, gênée de me montrer aussi lâche, j'ose à peine lever mes yeux vers lui. Malgré le chaos qui règne à l'intérieur de mon crâne, je remarque qu'il est là, devant moi, et qu'à sa manière, il tente sûrement de m'aider. Et pour ça, je lui en suis reconnaissante même si c'est peine perdue.


— C'est quoi le problème, Cher ?

Bonne question. C'est le bordel dans ma tête! Un rire nerveux chatouille ma gorge. Mes yeux se remplissent de larmes et j'ai juste envie d'éclater en sanglot. Si seulement j'étais capable de répondre à sa question de manière claire, nette, et précise. Sauf que ce n'est pas le cas. Moi-même, je ne suis pas certaine de vraiment comprendre.

— Tout, et rien à la fois.

J'imagine qu'il s'attendait à mieux comme réponse. Moi aussi, j'espérais mieux de ma part. Je me mordille la lèvre, mon regard s'attardant un instant sur ces inconnus qui foulent les rues de la ville, sans se soucier du drame qui se joue entre moi et Elias. Enfin le drame, je le fais à moi toute seule. Elias, lui, il tente juste de comprendre ce qui se trame dans ma tête.  

— Ma vie à Crestwood commence enfin à devenir agréable, en partie grâce à toi d'ailleurs.

C'est con et ouais, j'ai sûrement l'air d'une grosse guimauve sur le point de chialer mais c'est vrai. Il est le seul véritable ami que j'ai dans cette ville. Pourtant j'y vis depuis un an. Pourtant, on ne sait pas grand chose l'un sur l'autre. Sauf que quand il est là, je me sens moins seule, moins incomprise.

— Si tu me voyais sur scène, Elias... c'est là qu'est ma place. C'est là que je me sens enfin moi-même.

Je porte ma main au niveau la poitrine. Un poids énorme s'y loge et si je le pouvais, j'arracherais ce qui me sert de coeur pour qu'il cesse de me torturer de la sorte.

— Je ne demande que ça, chanter devant les foules, communiquer ma passion. Je veux savoir que mes chansons touchent les gens, qu'elles résonnent à travers le monde. Mais mon destin m'attends ailleurs.

Un destin dont je n'ai jamais voulu. Je n'ai jamais demandé à être une Tueuse. Je n'ai jamais demandé à sauver le monde. C'est une noble cause, je le concède mais je suis assez égoïste pour ne pas m'en satisfaire. Je ne suis pas une guerrière.

— On a décidé à ma place de ce que je suis censée faire. Je vais monter sur scène et ensuite quoi? Rien. Je suis coincée ici, à Crestwood. Alors à quoi bon? Les gens comme moi n'ont ni rêve, ni avenir.

Les Tueuse ne connaissent qu'une issue violente. Des destins tragiques. Mon téléphone vibre et parce que ça m'arrange, je l'extirpe de ma veste en cuir. J'ai besoin d'une distraction quelconque pour ne pas m'écrouler dans l'immédiat. Lorsque je lis le sms que j'ai reçu, j'hésite entre le soulagement et la crise de nerfs.

— Et mon binôme me lâche... donc comme ça, ça règle la question.

Ouais, il se doutait qu'elle lui répondrait la première option. Si elle avait répondu avec la ligne, il l'aurait sortie lui-même de ce club pour lui faire la morale, comme une mère poule qui devait reprendre le contrôle de ses canetons. Il garderait et la métaphore, et cette pensée pour lui, toutefois. Elle évite son regard, elle semble perdue et sa lui crève le coeur. Il se mort l'intérieur de la joue pour s'empêcher de faire paraître quoi que ce soit; il est un dur, après tout... dit le fils à maman qui ne fait que jouer un rôle.

Elle ne répond pas à la question. Pas tout de suite. Non. C'est une réponse vague qui veut, à la fois, tout dire et rien dire. C'est frustrant, parfois. Leur relation, qu'il veut dire. Lui, il est un coincé du coeur qui n'arrive pas à s'exprimer. Elle, c'est un coeur tendre qui se laisse submerger par ses émotions et qui ne veut l'embêter avec ses débordements. Qu'elle déborde, qu'il a envie de lui dire. Qu'elle crie qu'elle ne va pas bien. Il va être là pour l'écouter et la conseiller. Et oui, il sera dure. Et oui, il sera maladroit. Mais il sera là jusqu'à ce qu'elle le foute dehors. Exprimer tout ça, en mots, avec une tête sérieuse... nah, impossible.

"Tu pourrais développer, steplait, parce que tu me perds."

Bien joué, l'empathie. S'il n'avait pas une bombe à retardement dans le crâne, il aurait pu devenir psy. C'était gagné d'avance, avec lui. Il aimerait entrer dans la tête de son amie, pour la comprendre. Un peu comme il faisait avec Dodote, étant enfant. C'était si facile, dans le temps. Mais là, face à une personne à qui il tient, il reste immobile, à la voir s'empêcher de s'écrouler sur le trottoir, émotionnellement et littéralement. Il ne sait même pas ce qu'il devrait faire. La prendre dans ses bras ? Lui dire que tout va bien même s'il ne sait rien de ce qui se trame dans sa vie et qu'il n'y croit même pas lui-même ? Ils sont si proches et si loin à la fois et il ne sait même pas comment franchir ce gouffre qui les sépare mais il est prêt à sauter dedans pour qu'elle reste en sécurité.

Il la comprend, quand elle lui avoue l'impact qu'il à sur sa vie, parce qu'il ressent la même chose. Il a envie de lui dire qu'elle rend sa vie un peu moins minable mais, à la place, il ressemble à un chiot confus qui la fixe bêtement. Mais il l'écoute. Vraiment. Et, ses mots, ca vient le chercher. Il la voit la lueur briller dans ses yeux, quand elle parle de se présenter sur scène. Il la ressent. Il veut la voir. Il ne veut plus qu'elle lui en parle, il veut vivre ce moment avec elle. Elle résonne déjà avec lui, il n'a aucun doute qu'elle peut le faire avec tout ceux qui ne font que poser les yeux sur elle.

Puis, elle lui parle de destins. Son coeur se serre et il se rappèle sa mère, son destin à lui, celui de sa fratrie. Leur mort, ce qu'ils perdent. On a choisit à sa place. C'est une histoire bien trop familière. Le visage d'Elias se tord, devient rouge. Il refoule les larmes, les empêches de monter parce qu'il la comprend que trop bien, cette pression d'avoir une sainte mission sur les épaules. Il la fuit. Il se pète le cerveau à coup de narcotiques pour oublier. Il pousse tout le monde au loin, pour les protéger, pour se protéger, mais il se fait du mal. Il leur fait du mal. Il a laisser tomber ses rêves, ses gens, sa mère depuis un moment déjà. S'il peut garder un semblant de fierté avant de mourir, c'est déjà ca.

Et il pète les plombs.

"Ok, d'abord, fuck le destin. J'en ai marre des gens qui nous disent quoi faire, qui pensent qu'ils peuvent diriger ce qu'on fait." Il inspire, expire. Il se passe une main dans les cheveux. "On te lance un fardeau que tu veux pas, qui est trop pour toi, et on espère que tu le prennes et que tu suives les ordres ?" Ok, il dérape un peu. Il projète ses propres problèmes, mais il est en feu. Il se tourne deux secondes et reporte son attention sur son amie. "C'est toi qui décide ce que tu peux faire, Raegan. C'est une chose de ne pas y aller parce que tu crois que c'est mieux comme ça, s'en est une autre d'abandonner parce qu'on t'as dit que tu devais." Il ne sait pas si ce sont les bons mots, mais ce sont les seuls qui lui viennent naturellement. Et puis, il a pas de filtre. "Si tu montes pas sur scène, ce soir, je peux te promettre que tu vas le regretter, Raegan. Longtemps."

Et lui aussi, il trouverait ça dommage. Il veut la voir monter sur scène, il veut la voir briller. Si lui n'a plus aucune chance de réaliser ses rêves, elle peut le faire pour eux d'eux. Il pourra crever en paix, si c'est le cas. Mais ça, il ne lui dit pas. Elle ne sait même pas qu'il a des visions qui lui fendent le crâne à tout les jours. S'il arrive à la faire monter sur scène, il aura au moins fait une bonne chose dans ce monde, avant de partir. Il aura au moins aider une âme qui vaut vraiment la peine et ce sera pas parce que des êtres qui se croient supérieurs à lui le lui auront demander. C'est lui qui décide. Et, c'est elle qui deviendra son rêve...

Mais son partenaire de scène la met en plan et Elias soupire. Il sait ce qu'il lui reste à faire. Il ne veut pas nécessairement le faire. La scène, c'est pas pour lui. Il n'a pas la passion. La musique, il en écoute, il en joue grâce à Raegan qui lui a apprit la guitare mais c'est un passe-temps. Une façon d'accompagner son amie dans ses lubies favorites. Il inspire, regarde en l'air et expire, son regard au sol. Il bouge de gauche à droite et frappe doucement le sol du bout de ses chaussures.

"Et si... Et si je jouais avec toi. Si je montais sur scène, avec toi. Ca te convaincrais de le faire ?"

La notion de destin... beaucoup ne la saisissent pas. Beaucoup la sous-estime. La notion de destin... elle ne prend un sens réel qu'une fois que ça nous tombe dessus. Je ne m'attendais pas à ce qu'Elias comprenne et pourtant, je ne suis pas aveugle. Je vois bien que mes paroles résonnent en lui. Tel un écho douloureux. J'ai l'impression d'ouvrir une brèche et d'y couler de la lave en fusion. Ce n'était pas mon intention, je ne souhaitais pas raviver la moindre blessure. Pourtant, c'est bien le cas. Je le devine, il n'a pas besoin de me le dire. Nous sommes deux à porter un fardeau.

La culpabilité m'étouffe, soudainement. Une soirée détente, c'était ce que je lui avais promis. Nous en sommes très loin et pendant que je l'écoute, je me mord la lèvre plus fort afin de ne pas craquer. Ses paroles sont aussi réconfortantes que douloureuses. Il a raison. Si je ne monte pas sur scène, je vais le regretter. J'essuie d'un revers de manche une larme solitaire. La traitresse, elle a réussi à s'échapper de sa prison afin de dénoncer ma peine.

De toute façon... C'est trop tard pour moi. Je me retrouve sans binôme, à quelques minutes seulement de ma représentation. Même si j'étais prise d'une envie folle de montrer mon majeur au destin, celui-ci m'envoie un tsunami. Je me contente de hausser les épaules en voyant Elias s'agiter. Peut-être qu'il est à la recherche de paroles réconfortantes. Si c'est le cas, c'est bien mignon mais à quoi bon... je suis coincée ici. Je le sais et c'était idiot de croire le contraire. Même si pendant un instant, j'y ai cru. J'ai vraiment cru à une chance de choisir le chemin à prendre. J'ai cru à ses paroles et...

— Et si... Et si je jouais avec toi. Si je montais sur scène, avec toi. Ca te convaincrais de le faire ?

Quoi? D'abord incrédule, je reste figée sur place. Il est sérieux? Sa proposition est sérieuse? Quand je comprend que oui, je m'autorise un sourire alors que des larmes débordent de mes yeux.

— Ouais, carrément, que je lâche d'une voix tremblante.

C'est le trop plein d'émotions. Je suis émue par son discours, par son geste. Je suis émue par lui, tout simplement. J'ai bien conscience qu'il n'aime pas ça, mais ça reste malgré tout plus fort que moi. Je comble l'espace entre nous pour le prendre dans mes bras. Il n'en a peut-être pas conscience mais c'est un ami en or. Il peut jouer les durs si il le veut, il a une belle âme. C'est indéniable.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

En fait, si, je sais. Je serais au fond de mon lit, à me vautrer de glace devant une série Netflix. Ou je serais dans un cimetière, à patrouiller tout en sachant pertinemment que je ne tuerais aucun vampire. Consciente qu'il risque de changer d'avis si je persiste à le garder contre moi, je relâche mon étreinte. Enfin presque. Ma main descend le long de son bras et j'attrape sa paluche.

— Faut qu'on se dépêche, on va être en retard.

Sa main dans la mienne, je nous guide jusqu'à l'intérieur du bar. L'appréhension est toujours là mais il me suffit de me concentrer sur la paume d'Elias contre la mienne pour me sentir plus forte. Il n'est pas qu'un simple ami, il est devenu mon pilier, le grand frère que je n'ai jamais eu la chance d'avoir.

Une fois près du comptoir, j'interpelle le barman, Killian. Je pointe du doigt la guitare qu'il m'a mis de côté. Ma guitare. Le grand rouquin me lance un sourire colgate et me remet l'instrument.

— Tu veux jouer quel morceau?

Question cruciale pendant que je lui refourgue mon bien le plus précieux. Quand je lui ai appris la guitare, je lui ai appris des classiques, comme Wonderful d'Oasis, Smoke on the water de Deep Purple mais je lui ai également fait jouer certaines de mes compositions. Ce que je veux, c'est qu'il brille en même temps que moi, qu'il prenne le même plaisir à jouer que je vais en avoir à chanter. Ou en tout cas... qu'il n'ai pas l'impression de courir à sa perte. Donc ouais, c'est important. Je veux savoir, qu'est-ce qu'il se sent à jouer, ce soir?  

Elle se lance dans ses bras et il reste là, un bras se glissa dans le dos de son amie, ses doigts empoignant doucement, subtilement, le dos de sa veste de cuir. Il n'est pas toujours le meilleur, avec les mots. Encore moins pour les preuves d'amours; mis à part sa mère, il n'y avait personne chez les Evans qui avaient des élans d'amour de cette façon. C'était presque ridiculisé, comme si l'émotion était pour les faibles. Elias est d'ailleurs incapable de se rappeler la dernière fois que lui ou l'un de ses frangins à prit un autre dans ses bras sans que s'en en soit suivit par une vacherie ou une moquerie. Il fallait donc apprendre rapidement à ne plus reproduire le geste, comme d'une bêtise qu'on devait cacher à maman. Même avec Dora, sa jumelle, avec qui il avait pourtant une relation fusionnel, il n'avait jamais été aussi démonstratif de son affection; c'était réservé pour sa mère, en bon fils à maman qu'il était.

Avec Raegan, il sait très bien qu'il n'aurait pas de moqueries, qu'il aurait pu la prendre dans ses bras pour la faire tourner et elle aurait probablement rit, le serrant plus fort. Il pouvait être lui-même... sauf qu'il n'en était incapable. Il aurait voulu la serrer comme elle le faisait; spontanée, désireuse de montrer aux autres qu'elle les aimait, qu'ils étaient important. Il n'était toutefois pas rendu là.

Et quand elle ajoute qu'elle ne saurait pas ce qu'elle ferait sans lui, il se contente de faire un sourire en coin qui veut dire "tu serais totalement perdue, sans moi" mais, au fond, c'est lui le pire. Sans elle, il se serait saouler la gueule jusqu'à frôle le coma éthylique. Il aurait trop fumer. Il aurait peut-être même essayer d'autres substances que Steve, son dealer, ne cesse de lui proposer. Il aurait peut-être même glisser dans la couette de Larry aux trois bouches - encore. Et il passerait le reste de son temps à se noyer dans sa misère. Sa gueule de petit con, c'est simplement pour ne pas lui montrer à quel point il serait encore plus perdu qu'elle, si elle n'était pas là. Il avait au moins une relation qu'il ne pouvait pas ternir avec son caractère de merde. Une personne qui savait lire entre les lignes, qui savait qui il était. Si ce n'était pas le cas, elle aurait appelé la police, après leur première rencontre, comme n'importe qui d'autre.

Elle glisse sa main dans la sienne et, sans rien dire, il la suit, sa main serrant la sienne un peu plus fort - inconsciemment. Il se laisse guider, comme un enfant perdu suivant la voix de sa mère. Le duo se rend finalement au bar, attrapant la guitare que Raegan laissait toujours en sécurité au barman. Eli fait un signe de tête à Killian et reporte son attention sur son amie. Quelle chanson ?

Une partie de lui irait clairement pour un vieux classique, quelque chose que les gens connaitrait. Il irait avec ce que le publique voudrait. Sauf que, on s'en fou, du publique. C'est Raegan, qu'il veut entendre. Pas une chanson d'un artiste qui a fait une overdose et de qui on parle avec regret. Non. Raegan, elle est mille fois mieux qu'eux. Elle mérite mieux, en tout cas. Et il sait exactement quelle chanson il veut faire. Une chanson qu'il a pratiqué en secret, lorsqu'elle laissait une guitare chez lui, au point que Stiles le chat exigeait qu'on le sorte de la roulotte. Une chanson qu'il jouait chaque fois qu'il squattait dans sa chambre, à l'université pendant qu'elle allait à un de ses cours.

"Tu te rappèles, le morceau que tu m'as appris, la dernière fois que t'es passée ? La dernière que t'as écrite ?"

Il n'était pas idiot. Il savait le nom de la chanson mais lui dire qu'il se souvenait du titre voudrait dire qu'il avait prit le temps de mémoriser le nom... contrairement à tout les autres morceaux qu'elle lui avait apprit dont il n'arrivait même pas à retenir le titre.

♫ Musique ♪

Si je me souviens de cette chanson? Mon souffle se coupe l'espace d'une seconde. Ouais, difficile pour moi de l'oublier, puisqu'elle parle de ma relation avec mon ancien fiancé. D'ailleurs, laquelle de mes chansons ne parlent pas de nous? C'est moi qui suis partie. C'est moi qui ai dû le quitter... mais sa réaction, les mots qu'il a prononcé, ce qu'il a fait ensuite... c'était pire encore. Ce jour-là, je me suis sentie mourir et encore maintenant, lorsque j'y pense, la douleur reste la même. Violente. Assourdissante. La seule façon pour moi de l'exorciser, c'était de m'approprier cette douleur, la transformer en quelque chose de positif, d'en faire une chanson.

— Alors, on part sur celle-là.

Instinctivement, je pose une main sur son épaule. J'ai encore envie de le prendre dans mes bras mais là, ça commence à faire beaucoup d'étreinte pour quelqu'un comme Elias. Alors je me contente de lui sourire. Je suis heureuse de le savoir avec moi pour ce baptême du feu, pour cette épreuve. Avec lui à mes côtés, je me sens moins vulnérable, plus forte. Un des employé du bar monte sur scène afin de nous annoncer et je sens les couleurs quitter mon visage. Putain, j'ai la chiasse. J'inspire. J'expire. Je plante mes prunelles dans celles de mon ami. Tout va bien se passer. Il me suffit de le regarder pour y croire.

Je tourne les talons et grimpe la première. Tout est déjà installé. Les deux sièges, les micros... le public n'attend que nous et maintenant que je suis là, enfin à ma place, l'excitation me gagne. Une fois qu'Elias s'installe, ses doigts s'animent sur l'instrument. Les premières notes prennent vie. Je ferme un instant les yeux afin de me laisser bercer.

Ma voix s'ajoute à la guitare. Le monde aux alentours n'existent plus. Il n'y a plus que moi, Elias et l'instrument. Nos fêlures, nos vies chaotiques... l'espace d'un instant, tout ça n'existent plus. Pour moi, en tout cas. Je suis dans une bulle. Je n'ouvre les paupières que lorsque je l'entends se joindre à moi. Il n'a pas seulement appris la mélodie... mais également les paroles. Un grand sourire à la con s'imprime sur mes lèvres et je ne peux cacher la fierté que j'éprouve pour lui, pour moi, pour nous.

Ce soir, je ne chante pas pour la foule, je ne chante pas pour moi, mais pour lui. Est-ce qu'il réalise que d'une certaine manière, cette chanson le concerne? Il est ces fameux points de suture dont j'ai besoin. Il est la personne qui m'aide à aller de l'avant. Celle sur laquelle je me repose. Celle avec laquelle je me sens à nouveau revivre. Il est mon meilleur ami. La seule personne dont j'ai besoin pour me sentir mieux.

Et ce soir, nos voix se mêlent, nos voix se font entendre et j'espère qu'elles parviendront à résonner parmi la foule. J'espère que parmi ces personnes, certaines ont un Elias dans leur vie, quelqu'un avec qui partager le meilleur comme le pire. Quelqu'un pour mettre des points de suture sur vos fêlures les plus profondes.

Il lui sourit, la main de son amie sur son épaule une source de force qu'il ne peut que lui nier en pleine face. Il ne peut pas se le nier lui-même trop longtemps, toutefois. Il le ressent, cette baume sur son coeur, ses palpitations dans l'estomac. Si ce n'était pas du fait qu'il soit gay, il aurait cru être fou amoureux d'elle. Mais l'amitié et l'amour, dans un sens, ne sont-ils pas la même chose ? Un amour intense guidé par une personne de qui on ne peut plus se passer, du genre "j'aime cet humain; je veux passer tout mon temps avec cet humain". Ou démons, dans certains cas.

Devant la scène son coeur. Il stresse mais, étonnement, pas tant que ça. Il sait ce qu'il a à faire. Et puis, le pétard aide, lui aussi. Il remarque toutefois que son amie n'est pas dans son assiette; facile à voir, comme elle semble avoir envie de gerber. Ses claires prunelles s'incruste au plus profond des siennes. Elle est nerveuse. Normal, après tout ce temps passé hors de la scène. La main d'Elias se tend sans sa permission, il ne s'en rend pas compte. Il lui serre doucement l'épaule, celle à son autre extrémité, la rapprochant ainsi vers son torse. Il lui fait un sourire - il sait qu'elle sera super, elle n'a pas a avoir peur. Puis, il la laisse monter. Il reste en arrière un moment. Il la regarde se positionner, l'admire. Il ne pourra pas la voir jouer, autant voir ce dont il aurait dû être le témoin. Il contient un rire - non pas qu'il rit d'elle. Il est fier. Fier de la voir monter sur scène, de savoir qu'elle fait un pas de plus vers ses rêves; une pointe de jalousie, non, de tristesse. Il ne pourra jamais faire la même chose mais il se réconforte dans la pensée qu'elle, elle le fait. Elle continuera de le faire, s'il doit la pousser jusqu'à sa mort et après, il le fera.

Ses fesses se posent finalement sur le siège qui l'attend tel un trône. Il prend la guitare, fait bouger les cordes une fois, une deuxième. Elle est accordée. Tant mieux. Il inspire, le stress le gagnant un peu mais, ce que sa représente pour lui, pour elle, c'est bien plus important que toute la tension qu'il peut ressentir. Il pose son regard sur elle; Raegan est visiblement dans la zone, concentrée. Il sourit, profitant de la noirceur pour le camoufler parce que, il est fort. Il a pas de sentiment. Non, monsieur-madame.

Le bout de plastique dans ses doigts, il remarque qu'il est rose - c'est le genre de détail qui l'aide à le concentrer dans ce genre de situation. La mélodie s'élève, doucement, comme une incertitude qui s'immisce dans les oreilles pour faire son chemin jusqu'au cerveau. La voix de son amie s'élève et le coeur d'Elias se met à battre. Les choses qu'il ferait pas pour la grosse guimauve qu'est Raegan. Est-ce qu'il aurait fait ce genre de truc pour Roxane ? Dodote ? Il en doute. Et il s'en fou. C'est elle qui compte, maintenant. C'est eux. C'est leur moment.

La voix du brun s'ajouter à celle de son amie, une mélodie douce, douloureuse, thérapeutique. Il connait les paroles par coeur, comme s'il les avait entendu à la radio chaque jour pendant un mois. Peut-être est-ce parce qu'il les comprend vraiment. Parce qu'il les a vécus. Parce qu'il est déchiré et qu'il voudrait bien qu'on le répare mais, au lieu de ça, il continue à déchirer les autres. Lui-même. Mais pas elle. Jamais elle.

La chanson avance et Elias souhaite presque qu'elle n'arrête jamais. C'est égoïste mais il ne veut pas perdre cette soirée. Sa mère, elle oubliait des tas de trucs, à la fin. Est-ce que c'est quelque chose qui va lui arriver, à lui aussi, quand il sera dans son état ou est-ce qu'il va se souvenir de ce qui est important pour lui ? Son âme, pour ce souvenir. Qu'ils prennent le reste mais pas ça. Tout, mais pas ça.

Il gratte finalement la dernière note, extirpe un dernier son de sa gorge, accompagnant son amie dans une poésie musicale inégalée. À ses yeux, du moins. Il n'est pas musicien, il n'a pas la passion. Ou, peut-être qu'il l'aurait, dans d'autres circonstance - il n'est pas encore mort et pourtant, il agit comme s'il était déjà enterré. Quand il joue avec elle, c'est l'exception à la règle. Il vit. Il aime. Il ressent de l'excitation. Il veut vivre. Une fois le moment finit, la foule applaudit et il sent la boule qui s'est formée dans sa gorge et il essuie les larmes qui lui ont échappées. Une mélancolie s'empare de lui.

Est-ce qu'on peut reculer dans le temps, retourner à ce moment précis ? S'il-te-plait ? Le fils à maman fait son comeback mais retourne d'où il est venu après une courbette au publique et Eli est de retour, sourire de con aux lèvres. Ni vu, ni connu.

Ces instants qui se gravent dans votre mémoire. Au moment même où vous les vivez, vous le savez, vous le sentez au plus profond de votre être, jamais vous ne l'oublierez. Au moment même où vous les vivez, vous le devinez. C'est une certitude. Cet instant constituera un socle dans votre existence, un souvenir impérissable, le début de quelque chose. Et cette bulle dans laquelle on est, elle restera l'un des instants les plus magique de mon existence. Elias et moi, unit. Elias et moi, nos voix qui résonnent, nos âmes qui concordent. Ce n'est pas qu'une image. Ce n'est pas qu'une façon de parler sans consistance. C'est une évidence. Il est mon âme-sœur. Cette personne sans qui rien ne va. Cette personne sans qui le monde perd de son intérêt.

Les dernières notes s'envolent. Elles s'éteignent et pourtant, elles continuent de vibrer en moi. L'excitation persiste. L'euphorie subsiste. L'espoir se niche au creux de ma poitrine. Une petite graine encore fragile mais qui a au moins le mérite d'être là. Elias fait une courbette et je l'imite. J'avais oublié le monde autour de nous. Et d'ailleurs, je peine encore à me rappeler la présence de ce monde qui gravite car je ne vois que lui, mon ami, ma moitié. Pour la énième fois ce soir, et sans attendre d'avoir quitté la scène, je le prend dans mes bras. C'est incontrôlable. Cet élan d'amour que j'éprouve pour lui. C'est compulsif. Nécessaire. Je l'aime. Pas comme on aime un fiancé ou un amant. Non. Je l'aime comme un frère, de cet amour inconditionnel et fusionnel.

— T'as été génial, que je souffle à son oreille.

Sans vraiment m'éloigner de lui, je prend le temps de poser mon front contre le sien. Malgré cette euphorie qui me gagne, malgré son air de petit con affiché, je le sais. Je l'ai vu cette émotion qui l'a traversé. Aussi fugace fût-elle, ça ne m'a pas échappé. Parce que je le connais. Non. Je ne sais rien de sa vie, de son passé. Je ne connais même pas son nom de famille. Pourtant, je peux affirmer que je le connais, lui. Tout comme je peux affirmer que le temps de cette chanson, il a été mon univers. Parce que même maintenant, il n'y a que lui qui compte.

Donc non, je ne sais pas quelles sont les fêlures qui se sont ouvertes ce soir. Donc non, je ne sais pas quelles plaies ont suintés au cours de notre duo. Toutefois, j'ose espérer être un jour capable de mettre des points de sutures comme il est capable d'apaiser mes maux. Je dépose un baiser sur sa joue et j'attrape sa main afin de le guider hors de la scène.

On l'a fait. Je réalise à peine tout en éprouvant encore cette exaltation. C'est comme un voile qu'on retire sur un rêve qui paraissait inaccessible. C'est comme respirer à nouveau. Je nous guide jusqu'au bar et après les félicitations du barman, je nous commande une bière pour lui, une eau gazeuse au citron pour moi. Kevin nous offre la consommation, parce qu'on a assuré et j'éclate de rire. Parce que ouais, on a assuré. L'employé s'éloigne pour préparer nos consommations et je reporte mon attention sur Elias. Un sourire à la fois tendre et mélancolique apparaît sur mon visage. 

— Toi aussi, t'as morflé par le passé, je me trompe?

Après tout, deux âmes fêlées ne savent-elles pas se reconnaître entre elles? Et ce n'est pas non plus le genre de sujet qu'on a été amené à aborder... pas jusqu'à ce soir, en tout cas.

C'est toi qui a été géniale. C'est grâce à toi que j'ai pu monter sur scène. Les mots viennent mais ne sortent pas. Trop buté, trop apeuré par un rejet éventuel. Par elle, par lui, il ne saurait dire. Les gens, ça part, ça meurt. Lui le prochain. Il a peur de se faire abandonner, alors que c'est lui abandonne par prévention, par peur, par soucis des autres. Il se blesse, il blesse les autres qui le blessent en retour mais il justifie le tout avec cette vision qu'il a eu, celle qui le hante toujours, qui ne le quittera probablement jamais. Elle, il ne peut pas la rejeter. Et c'est confirmé alors qu'il la serre dans ses bras en retour à sa marque d'affection; un moment de faiblesse mais les dieux savent qu'il en profite, qu'il se laisse aimé et qu'il l'aime en retour.

Leurs fronts se touche, Elias sent son masque s'évaporer. Il sourit et il laisse un rire s'extirper de sa gorge. C'est un son qui lui est presque inconnu maintenant; ce n'est pas l'un de ses rires moqueurs, il ne rit pas d'elle. Il est complètement euphorique et il se permet de baisser sa garde quelques secondes, apposant un baiser sur le front de son amie avant de finalement retirer ses bras qui l'entouraient encore. Elle rétorque avec un de ses propres baiser auquel il mentirait s'il prétendait être habitué - il les devine presque à chaque fois, cependant. Il se laisse tirer vers le bar et elle lui tend une offrande, sa deuxième meilleure amie après la brune: une bière qu'il déguste d'une grande goulée. Pratique pour faire redescendre les émotions, le ramener sur terre, près de...

Sous le poids de la question de son amie, il se laisse tomber sur un des sièges avant de prendre une autre gorgée. Son air de cul lui revient automatiquement, ses murs se montent. Pourtant, il sait qu'elle a vu une certaine fragilité, en lui. Sur scène, avec sa chanson. Avec ce dernier moment intime. Il est évident qu'il s'attache à elle et il sait qu'elle peut lire en lui, comme il le peut en elle. Il ne sait pas quoi répondre. Est-ce qu'elle ne le prendrait pas pour un fou, s'il lui disait "bah écoute, ma famille est maudite depuis la nuit des temps et je risque de mourir aux côtés de mes frangins d'ici quelques mois" ? Lui la prendrait surement pour une folle, si les rôles étaient inversées. Il ignore la voix dans sa tête qui lui dit que, de parler, de se révéler à elle pourrait lui retirer un poids des épaules, qu'il se sentirait mieux.

"Pas plus qu'un autre..." Il n'arrive pas à la regarder dans les yeux, préférant se concentrer sur l'étiquette de sa bière qu'il effrite du bout d'un ongle. "C'est toi qui a écrit la chanson, alors tu dois savoir de quoi tu parles, non ? Alors, c'est quoi, tes fêlures ?"

C'est ça, dévier la question. Une technique qui a fait ses preuves par le passé. Autant continuer dans cette voie.

Trop direct? Trop cavalière? Je culpabilise aussitôt après avoir posé la question. Dans le fond, en quoi ça me regarde, si oui ou non il a morflé par le passé? Pourtant, j'ai envie de savoir. Non pas à cause d'une quelconque curiosité morbide. Je veux simplement apprendre à mieux le connaître, avoir une chance de connaître ses fêlures pour l'aider à les soigner. Je veux tout simplement être en mesure de lui tendre la main, d'être une épaule sur laquelle il se repose. Elias se renferme comme une huître. Je vois ses défenses s'ériger à une vitesse délirante. Je me mordille la lèvre, soudainement mal à l'aise d'avoir creusé le fossé qui vient à l'instant de s'installer entre nous. Je ne suis pas assez idiote pour le prendre personnellement. C'est son mécanisme de défense, ça, je le sais. Moi ou une autre, il aurait réagit de la même manière. Bien que dans le fond, il est bien là le soucis. Moi ou une autre... sa réaction aurait été la même. Je pensais sincèrement qu'on avait dépassé ce stade.

— Pas plus qu'un autre...

Je préfère ne pas verbaliser mon scepticisme à ce sujet. Après tout, il n'est obligé de rien et cette situation, c'est de ma faute. Je me suis montrée trop curieuse et je regrette. Je ressens une furieuse envie de m'excuser auprès d'Elias. J'ai envie de lui demander si il est possible de rembobiner le temps et d'oublier ma maladresse, sauf qu'il me prend de court.

— C'est toi qui a écrit la chanson, alors tu dois savoir de quoi tu parles, non ? Alors, c'est quoi, tes fêlures ?

Des parades pour esquiver, j'en ai des tonnes moi-aussi. J'ai une multitude de choix possible pour m'extirper de cette situation sans avoir à dévoiler quoi que ce soit. Je pourrais, si je le voulais, jouer le même jeu que lui. Je pourrais... mais ça serait hypocrite de ma part. Hypocrite et culottée. Comment puis-je espérer de lui qu'il s'ouvre à moi si je refuse de jouer le jeu? Si je dois me dévoiler la première pour avoir une chance de l'atteindre, alors je le ferais. Si je dois me mettre un peu plus à nue pour avoir une chance de lui tendre la main, alors oui, je le ferais. Et de toute façon, ce n'est pas comme si j'avais l'envie de lui cacher quoi que ce soit. Bien au contraire. Je reporte mon attention sur ma consommation un instant.

De quoi lui parler en premier? La mort de mon père? La chute émotionnelle de ma mère? De la vie infernale qu'elle nous a mené, à ma grande sœur et à moi? Du fit que cette même grande sœur a préféré m'abandonner plutôt que de vivre un instant de plus avec nous? Que j'ai été obligée de grandir trop vite? Qu'on me rabâche depuis un moment que la survie du monde dépend en partie de moi? Ou je commence par lui raconter comment je me suis retrouvée le cœur en miette?

J'inspire afin de me donner un peu de courage. Si je n'étais pas autant angoissée à l'idée de devenir alcoolique comme ma mère, je me serais volontiers murgée la gueule pour m'aider à exposer mes fêlures. Au lieu de ça, je glisse mes mains sous ma chevelure et j'extirpe de sous mon haut un collier. J'attrape ensuite la main de mon ami afin de déposer au creux de sa paume ma chaîne en argent, avec mon alliance dessus.

— Avant de venir à Crestwood, j'étais fiancée.

La bombe est lâchée. Cette fois, c'est moi qui suis incapable de regarder Elias droit dans les yeux. En partie car je sens mes deux globes oculaires s'humidifier plus que de raison. Punaise, il va finir par me prendre pour une vraie chouineuse. Nerveuse, mon pied tape contre le pied de ma chaise.

— Je l'ai quitté quelques jours avant la cérémonie, pour venir ici, justement. Il l'a très mal vécu mais aujourd'hui, il a tourné la page. Moi, non. Ma chanson, c'est en partie de ça que ça parle.

Évidemment, il se sent coupable. Parce qu'elle lui pose une question pour mieux le comprendre, pour savoir ce qui fait de lui qui il est. Parce qu'ils sont amis, que c'est une personne en qui il a confiance, bien plus qu'elle ne le sait. Parce qu'il aimerait se révéler à elle mais que, merde, il est changé à tout jamais. Il a peur de lui avouer. Il sait pas comment approcher le sujet. C'est trop peu familier, de parler. Il n'avait que deux personnes à qui parler, dans sa vie: sa mère et sa jumelle. Les deux l'ont quittés à leur façon. S'il lui racontait tout -sa mère, sa fugue, ses visions - elle le quitterait aussi, non ? Et si c'était le cas, il devrait se livrer à sa propre mort avec une famille à dos et une amie, sa seule véritable amie, loin de lui.

Mais dévier, c'est une solution. Une mauvaise solution, mais une solution qui fonctionne pourtant. Il la voit réfléchir et il comprend que, tout comme lui, il y a plusieurs fêlures qui a meurtrit son coeur. Il n'a pas vécu la même chose, certes. Mais il la comprend. Et il se prend un couteau en réalisant qu'il la force à revivre ses traumatismes, à rouvrir des blessures qui suintes encore.

Le plus gros couteau vient quand elle ouvre la bouche. Le son lui parvient aux oreilles et, là, ses yeux se baladent entre sa main et son amie, avant de rester fixer sur elle. Merde. Quel con il fait, maintenant. Il le voit bien, qu'elle se retient de pleurer. Il voit bien aussi que c'est de sa faute à lui. Oui, c'est elle qui a posé la question, il l'a retourné, mais il aurait pu changer de conversation à la place de lui faire vivre ce que lui veut éviter.

Il veut s'excuser. Il veut la prendre dans ses prends parce que, ce qu'elle lui dit, c'est gros. C'est important. Il veut qu'elle sache que ça compte pour lui, qu'elle lui en parle, Mis à part un "quel con", rien de bien constructif ne lui vient à l'esprit. Rien qui lui ferait part de ce qu'il pense de la bonne façon. Rien qui lui ferait comprendre qu'il est là, en cas de besoin. Il fume, intérieurement. Il se fait royalement chier. Il soupire, prend une gorgée de sa bière et inspire, comme s'il s'apprêtait à faire une conférence. Monter sur scène, c'était rien comparé à ce genre de conversation.

"Ma mère." Il hésite à la regarder, passant d'elle à sa bière. "Elle est morte, il y a un an. On l'a enterré et à peine la terre mise sur son cercueil, je me suis barré de notre vieux trou miteux ... pour un autre trou miteux mais loin d'eux. Loin d'elle."

Il voudrait en ajouter plus. Il voudrait parler de ses ainées, de sa Dodote. Il voudrait lui dire pourquoi il est partie. Sauf que, comment est-ce qu'on expliquer à quelqu'un que des voix désincarnées lui envoie des visions ? Qu'il n'a que, quoi, une poignée de mois, à vivre ? Qu'il sait comment lui et sa fratrie risque de crever ? Au lieu de tout ça, il prend la chaine dans sa main et se l'attache autour du cou avant de faire apparaitre une bague de sa poche - une bague ayant appartenu à sa mère, à la famille Evans. Il prend la main de Raegan et lui enfile la bague dans un doigt.

"Comme ça, je prends une partie de tes fêlures, toi des miennes."

Sourire aux lèvres, il prend sa bière et la fait clinquer sur le verre de sa copine avant d'enfoncer le liquide dans le fond de sa gorge et de porte son attention sur le barman, la scène; n'importe quoi qui leur ferait oublier que, l'espace d'une seconde, il a su être humain.

Des écorchés vifs. Des âmes fêlées. Des cœurs brisés. Identiques. Et pourtant si différents. Il se cache derrière ses airs de délinquants. Je me dissimule derrière mes bouquins. On mène notre barque, dupe notre monde. La jeune fille trop studieuse mais souriante. Le jeune homme arrogant mais libre. Nous ne sommes rien d'autres que deux enfants malheureux et enchaînés à notre passé. Tellement doués dans nos rôles respectifs que parfois, on arrive à se duper nous-même. Pourtant, quand je suis avec Elias, une symbiose étrange s'installe. J'ai conscience de ce que je suis, de ce que j'enfouie si ardemment. Je ne me sens entière qu'en sa présence et c'est comme si mon cœur pouvait à nouveau battre sereinement. Je pense que j'ai toujours su, dès notre première rencontre, qu'il n'était pas comme les autres. Je pense que j'ai toujours su, dès que nos regards se sont croisés, qu'il était mon âme-sœur. Cette personne unique, la seule réellement capable de me comprendre.

La réciproque est vrai. Je le comprend et je devine cette culpabilité qui l'étouffe. Ouvrir des plaies encore suintantes, ça n'a jamais été son intention. Il ne cherchait qu'une chose : se préserver. Et comment l'en blâmer? Il n'est responsable de rien. Tout comme lui, j'ai eu un choix à faire. Jouer le jeu ou esquiver. J'ai décidé de jouer, d'exposer mes vérités pour m'approcher un peu plus de lui. Et pendant ma démarche, je me rend compte que je n'attends rien en retour. Il est vrai que j'ai envie d'en savoir plus sur lui, sur son passé... mais je peux attendre. Pour lui, je peux attendre. Alors si il préfère garder le silence, si il décide de garder son armure, je saurais patienter sans rien lui demander en retour.

Il boit une gorgée de bière. Je me rabat sur mon eau gazeuse et là, l'impensable se produit. Prise de cours, ma respiration se bloque dans ma poitrine. Je reporte mon attention vers lui, mon cœur se serrant immédiatement. Le sourire qui se dépeint sur mon visage est teintée de tristesse. Ce genre de sourire qui veut à la fois tout et rien dire. Le genre de sourire qui fend d'avantages le cœur qu'il ne le réchauffe.

— Quand mon père est mort, j'avais envie de tout plaquer, de fuir loin de tout ce qui pouvait me rappeler son absence. Je ne prétend pas te comprendre, mais... je suis passée par là aussi. Et... je suis sincèrement désolée pour toi et ta famille.

Que faire d'autres, si ce n'est lui apporter mon soutien? Un soutien sans faille et aussi inconditionnel que mon amour pour lui. Au lieu de me rendre mon collier, il l'attache autour de son cou. De quoi me rendre curieuse. D'autant plus lorsqu'il sort une bague et qu'il me la met au doigt. A peu de chose près, cela pourrait ressembler à une demande en mariage. Néanmoins, ce qu'il me propose vaut bien plus.

— C'est un deal qui me semble équitable.

Je le pousse gentiment avec mon épaule, un sourire complice en coin des lèvres. Malgré la peine qui nous accable, on a moins la chance de s'avoir. Malgré la peine qui nous ronge de l'intérieur, on a la chance de s'être trouvé. N'est-ce pas là le plus important, finalement? Je me retiens de le prendre pour la énième dans mes bras, parce qu'avec ce trop plein d'émotions, c'est évident que j'éclaterais en sanglot. Je me contente donc de boire mon eau gazeuse et de profiter du silence qui s'installe entre nous.

Finalement, je pose mon menton sur son épaule, mes lèvres proche de son oreille. Ces derniers jours, j'ai commencé à travailler sur les paroles d'une chanson. C'est encore brouillon et je voulais attendre avant de la lui chanter. En partie parce que cette chanson, elle est importante pour moi. Et aussi parce que cette chanson, elle parle de lui, de nous. Mais lui en murmurer quelques notes ne pourra pas nous faire de mal. J'imagine.

— I'm stuck in the dark but you're my flashlight. You're gettin’ me, gettin’ me through the night.

J'agrippe ensuite son bras comme si c'était un gros nounours et pose ma joue sur son épaule. C'est qu'il est confortable, mine de rien.

Son sourire est visiblement triste. Elias déteste la pitié. Il a beau savoir que ce n'est pas le cas, que son amie est simplement pleine de compassion, il ne peut s'empêcher de penser que c'est par pitié. Ses murs commencent à se refermer aussi soudainement qu'ils se sont ouvert. Ce n'est rien contre elle, même qu'il voudrait que ce soit différent avec elle, parce que ce l'est. Ce n'est pas Roxane ou Dora, devant lui. Ce n'est pas une inconnue. C'est une personne en qui il a confiance. La seule personne en qui il a confiance. Il se sent immédiatement coupable de vouloir se protéger d'elle. Il ne peut trouver les mots, lorsqu'il se met à imaginer qu'elle fasse la même chose. Il aurait mal, c'est certain. Il aimerait lui éviter ce genre de douleur sauf qu'il ne peut pas. La peur. L'expérience. Un mélange subtile d'affection et d'hésitation.

Puis, elle s'ouvre à lui. Encore. Parce qu'elle le fait toujours. Parce qu'elle lui fait confiance. Parce qu'elle baisse ses murs, ses protections, avec lui. Il l'envie, en fait. Il voudrait pouvoir le faire mais, clairement, c'est pas dans ses gênes. Certains naissent roux, les Evans naissent avec un coeur de pierre. Un coeur lourd à porter. Un coeur qu'il aimerait bien tendre à son amie sans peur, sans contraintes. Il ne sait pas quoi lui répondre, se contentant simplement de procéder à son échange de bagues. Le mariage est une comparaison bien placée, au fond. N'est-ce pas un rituel dans lequel on se livre tout ? Craintes, confiance, amour. Un futur à bâtir ensemble. C'est ce qu'il aimerait que Raegan lui confit. Qu'il aimerait lui confier, s'il était capable de trouver les mots.

Heureusement pour lui, son amie accepte l'échange. Quoique, de toute façon, il lui avait pas vraiment laissé le choix. À deux, leurs fardeaux seraient plus facile à porter. Avec elle, il sentait qu'il pouvait porter le monde sur ses épaules. Elle était plus important à ses yeux qu'elle ne pouvait l'imaginer. Elle était probablement la seule raison pourquoi il n'avait pas quitté la ville, quand ses frangins ont débarqués en ville. Jamais il ne lui dirait, par contre.

À la place, il se contente de leur moment d'intimité. Deux amis, deux âmes soeurs qui se sont trouvés alors qu'ils étaient perdus. Ensemble, ils trouveraient peut-être leur chemin. Il pourrait la guider comme les Puissances voudraient qu'il guide leur champion, peu importe de qui il s'agissait. Tout ça n'a pas d'importance, quand il les compare à elle. Il se laisse même collé par le bisounours. Il ne retire pas son étreinte alors qu'elle approche ses lèvres de ses oreilles et qu'il sent son souffle contre son derme. Non. Il la laisse faire. Elle en a besoin. Ou il en besoin, plutôt. Et puis, les frissons. La boule dans sa gorge. Les paroles qu'elle lui chante aurait fait chialer l'ancien Elias. Le fils à maman. Le gamin qui pleurait pour un oui, pour un non. Le trop sensible. Le mouton noir d'une famille bien trop dure. C'est une composition originale, qu'il réalise. Une nouvelle qu'elle ne lui a pas fait entendre. Une pointe d'inquiétude s'élève à la pensée qu'elle lui aurait caché mais ce serait hypocrite de sa part, au vu de ce qu'il lui cache à elle, à sa famille.

Il décide plutôt d'appuyer son crâne sur celui de Raegan. Il serre très doucement le bras de la brune, avant de caler le reste de sa bière dans le fond de sa gorge. Il profite. Il se laisse aller encore quelques minutes avant de prendre la parole.

"Une bouffe pour apporter devant un mauvais film, ça te dit ? J'invite." Ou plutôt le gars qu'il a dépouillé un peu plus tôt dans la journée invite. Il pourra lui montrer son nouvel appartement par la même occasion.